vendredi 3 juillet 2009

L'ANTI DE L'ANTISPECISME : L'EXPRESSION NEGATIVE DU POSITIF


L’antispécisme, malgré sa dénomination négative, nous semble être une notion fondamentalement positive : si du point de vue de la langue, il apparaît comme ce qui vient contredire une réalité première (le spécisme), d’un point de vue moral il manifeste bien un principe. Le spécisme n’est que faussement premier : il ne l’est que de manière historique.

Ce fait de langage (l’antispécisme comme négation, le spécisme comme affirmation) est signifiant : il éclaire la condition humaine entachée de finitude et de fourvoiement. Pensons par analogie au Traité de la réforme de l'entendement où Spinoza montre que l’expression négative de l’infini est incorrecte : l’infini est en réalité positif et c'est le fini (le borné) qui est une négativité par rapport à l’infini. De la même façon, nous avons désigné une attitude foncièrement positive, l'antispécisme, par un terme négatif.

« Joignez à cela qu'ils sont constitués arbitrairement et accommodés au goût du vulgaire, si bien que ce ne sont que des signes des choses telles qu'elles sont dans l'imagination, et non pas telles qu'elles sont dans l'entendement ; vérité évidente si l'on considère que la plupart des choses qui sont seulement dans l'entendement ont reçu des noms négatifs, comme immatériel, infini, etc., et beaucoup d'autres idées qui, quoique réellement affirmatives, sont exprimées sous une forme négative, telle qu'incréé, indépendant, infini, immortel, et cela parce que nous imaginons beaucoup plus facilement les contraires de ces idées, et que ces contraires, se présentant les premiers aux premiers hommes, ont usurpé les noms affirmatifs. Il y a beaucoup de choses que nous affirmons et que nous nions parce que telle est la nature des mots, et non pas la nature des choses. Or, quand on ignore la nature des choses, rien de plus facile que de prendre le faux pour le vrai

Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement et de la voie qui mène à la vraie connaissance des choses, Chapitre XI « La mémoire et l’oubli. Conclusion »

Nous pourrions interpréter ce choix comme un alibi : les hommes ont voulu justifier une attitude en elle-même injustifiable grâce au langage. Certes, le terme de spécisme n’est que l’œuvre propre des antispécistes (et en un sens ce sont les antispécistes eux-mêmes, comble du paradoxe, qui ont érigé en négativité leur propres convictions foncièrement positives) : cependant il est facile de remplacer le terme « spéciste » par les nombreux autres mots qui, quant à eux, trouvent bien leur origine dans les revendications spécistes : l’anthropocentrisme en étant le meilleur représentant. L’anthropocentrisme n’est pas qu’une théorie abstraite (la théorie ne faisant qu’expliquer et cautionner une réalité factuelle) mais un véritable acte de langage : il s’agit presque, pourrait-on dire, d’un énoncé performatif. Affirmer son anthropocentrisme, c'est accomplir de fait un certain nombre d’actions subsumées sous ce concept.

Pourquoi les antispécistes se sont-ils ainsi dénommés eux-mêmes de manière négative ? Cette appellation qui pourrait sembler maladroite (en tant qu’elle est un acte d’opposition plutôt que d’affirmation) provient de la puissance historique du spécisme : avant que d’affirmer, il a paru nécessaire de contrer. Les antispécistes se sont imaginés être des dissidents voire des opposants à la doctrine établie : ils n’ont pas voulu séparer le fait de dire la vérité à celui de nier le mensonge qu’ils dénoncent. Face à la force immense de l’anthropocentrisme et des actes qui découlent de la discrimination selon l’espèce (dont la consommation de la chair animale nous semble être le plus remarquable), les antispécistes n’ont qu’une voix faible et ténue : se serait-elle faite entendre au sein de la cacophonie du monde ? C'est pourquoi il a d’abord fallu s’aventurer sur le terrain adverse : au lieu de se contenter d’énoncer positivement leurs revendications, ils se sont efforcé de prendre en compte la position adverse afin d’en démontrer la faiblesse et le caractère injustifiable. Nous sommes en quelque sorte confrontés ici à une scène en tous points différentes à l’annonciation des vérités par le Christ : l’antispécisme est avant tout un combat (dont les moyens peuvent être pacifiques ou violents) contre une réalité historique dominante. Les antispécistes ne sont pas des prophètes ; ou plus précisément, leur prophétie se double d’une lutte qui apparaît comme indissociable de l’acte même de manifestation du vrai.

2 commentaires:

  1. C'est drôle, moi ce qui me paraît une dramatique erreur conceptuelle, c'est le terme de spécisme.
    Car si l'on envisage l'homme comme un être de la nature, comme un animal qu'on ne distingue pas en droit des autres animaux, on doit donc l'intégrer à une conception écologique globale et arrêter de le considérer tout seul en relations aux autres.
    Or il me semble que les horribles meurtres de gazelles perpetrés par les lions, ou les horribles meurtres de lapins perpétrés par des buses sont, selon l'idéologie anti-spéciste, des crimes spécistes. Ils sont pourtant on ne peut plus naturels, ou autrement dit appartiennent à la nature des choses. Toute chaîne alimentaire est une pyramide d'êtres vivants se nourrissant les uns des autres, avec à la base du triangle le soleil qui se nourrit de sa propre matière (c'est bien le seul, mais il n'est pas vivant jusqu'à preuve du contraire). Toute espèce animale considère une autre espèce comme une source de nourriture. Parfois même sa propre espèce. Quels sont donc les arguments du spécisme vis-à-vis de ce délicat problème écologique d'un specisme absolument naturel ? L'anti-spécisme est-il une aberration écologique ?
    Merci de publier ce commentaire et d'y apporter une réponse argumentée.

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  2. Cher anonyme,

    1) Une piste pour vous répondre : le spécisme implique une réflexion consciente qui place une espèce au-dessus de toutes les autres, jusqu'au point parfois de dénier tout droit à ces dernières, et envisage toutes les problématiques morales en fonction.

    Bref, il s'agit d'une orientation de la réflexion, qui se veut cohérente à une échelle globale, fournit des arguments, etc.

    Je pense qu'il est aisé de voir que le lion n'est pas spéciste en ce sens-là, bien qu'évidemment, si un humain (avec toutes les possibilités supplémentaires qu'il a de se nourrir convenablement) agissait de même que le lion, on pourrait trouver ce comportement moralement condamnable. Mais c'est là une expérience de pensée un peu étrange, toutes les choses n'étant pas égales par ailleurs, notamment la capacité technique et la capacité de réflexion morale.

    2) En vous relisant, vous trouverez une autre réponse à votre questionnement ; vous dites en effet : "Toute espèce animale considère une autre espèce comme une source de nourriture. Parfois même sa propre espèce." (Ce qui d'ailleurs n'est pas exact, chaque espèce n'étant pas omnivore, mais admettons cette simplification.)

    Il est évident qu'une telle assertion, étendue de l'ordre animal non humain à l'ordre animal humain, ne serait acceptable pour aucune morale digne de ce nom : parce que le meurtre existerait "à l'état naturel", il faudrait le défendre moralement ? Et voir dans son refus une "aberration écologique" ?

    Bref, sur cet argument qui justifie les choses par la "nature" : une réponse simple consiste à vous dire que ce que vous appelez la nature et assimilez à l'écologie présente des phénomènes contradictoires, et que c'est précisément le propre de l'homme d'avoir une réflexion morale consciente sur tous ces phénomènes, afin d'envisager lesquels sont globalement bénéfiques (ceux qui produisent du bonheur ou une privation de souffrance), lesquels sont globalement nuisibles (ceux qui produisent de la souffrance ou une privation de bonheur). Tout cela implique une réflexion plus complexe que le recours à de simples faits naturels.

    Par ailleurs, dans cette assimilation nature/écologie, vous semblez dire que le fait de ne pas être spéciste serait une "aberration écologique", bref qu'il désorganiserait l'ordre naturel. Je peux simplement vous rappeler que l'exploitation industrielle des animaux n'a aujourd'hui plus rien à voir avec un quelconque ordre naturel : c'est un "ordre" (ou désordre) devenu autonome et qui s'est complètement coupé du reste de la nature. Bref, le fait d'y mettre un terme ne désorganiserait rien du point de vue écologique, bien au contraire. Vous savez certainement comme moi l'impact de l'élevage mondial sur les ressources alimentaires, l'eau, l'énergie, le climat, etc.

    Bien cordialement,

    Augustin

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