samedi 27 novembre 2010

Ethique animale.com

Vous pouvez me retrouver à cette nouvelle adresse : http://www.ethiqueanimale.com

Prune

mercredi 24 novembre 2010

Relier

L’exploitation animale a pu être légitimée par un argument qui tient plutôt du constat : l’empathie animale se limite à l’espèce. Si des structures d’organisation coopérative ont pu être observées, elles sont mises en œuvre pour relier des membres d’une même espèce. Seul l’homme, par la communauté domestique qu’il instaure avec une certaine frange du monde animal non humain, a su tisser des liens de nature empathique et solidaire avec des individus d’une autre espèce que la sienne : des obligations mutuelles le lient avec ces animaux. Il en est l’instaurateur et les modalités de ces impératifs, la nature de ce contrat, lui incombent entièrement. Puisque c'est l’homme qui est à l’origine de ce commerce avec l’animal domestique, les normes de ce rapport ne peuvent être décidées qu’unilatéralement (et en ce sens n’y a-t-il pas de contrat à proprement parler). Sur le bon-vouloir humain repose le sort des animaux.

Pourtant, bien des cas menacent la validité de ce raisonnement : les humains séniles ou immatures d’un point de vue rationnel font l’objet de notre soin quand bien même ce dernier n’est pas réciproque. C'est le bien propre de l’individu qui l’emporte dans la définition de notre lien avec lui. Les normes de notre agir ne sont pas commandées par notre intérêt propre, mais par l’élucidation de celui auquel nous nous relions. Pourquoi ne serait-ce pas le cas avec les animaux non-humains ? Nous faisons l’épreuve essentielle du lien : avec les autres hommes, avec les animaux, avec les végétaux, avec les minéraux. Il convient de comprendre que la nature du lien ne saurait être décidée par un seul parti : tout lien n’est jamais le fait que d’un seul élément, mais est l’œuvre conjointe des deux entités qui sont à chaque extrémité du fil. C'est à mesure que nous laissons place à l’intérêt spécifique de celui auquel nous nous rapportons de manière la plus égale possible au nôtre que la réalité du lien se fait plus riche.

Critique de la possibilité d'un non-préjudice

Certains penseurs légitiment l’exploitation animale dans le cadre d’une production et d’un élevage exempts de souffrance : quand bien même, de fait, ces conditions ne sont pas réunies (laissons de côté le problème de l’effectivité d’une telle mise en œuvre), en droit la consommation des animaux est acceptable puisque le problème n’est pas de tuer mais de faire souffrir inutilement.

L’un des arguments invoqués est que la souffrance animale est purement physique, et par là circonscrite dans le temps : si l’on mettait au jour des moyens susceptibles de tuer de manière indolore, ce ne serait pas seulement une partie de la souffrance qui serait épargnée, mais le tout de la souffrance, l’animal n’étant capable que de l’inconfort de son corps.

En revanche, lorsqu’il s’agit de passer à l’humain, l’argument ne vaut plus : non pas tant parce que l’homme connaît, outre la douleur physique, la souffrance morale (puisque celle-là même peut être évitée : il suffit de ne pas prévenir l’individu de sa mise à mort prochaine), mais parce que la sensibilité et la connaissance humaines sont poreuses et traversent les frontières de l’individu. L’homme n’est jamais seul mais il est avec, et prendre en compte la seule souffrance individuelle (qu’elle soit physique ou morale) serait manquer toute une dimension collective du mal-être. Qu’un ami tombe malade, et ce sont tous ses proches qui en sont affectés. Les membres de la collectivité souffrent parfois bien davantage que l’individu lui-même en proie au malheur.

La légitimation de l’exploitation animale se fonde donc, pour ces théoriciens, sur le renfermement sur soi de l’animal non-humain, lequel s’oppose à l’expansion formidable qui caractérise ses compagnons humains. Les deux modèles du bonheur que pense Rousseau dans toute son œuvre peuvent s’appliquer ici : l’animal est celui dont la mesure de sa sphère lui permet de se situer en son centre sans jamais rayonner alentours ; l’homme quant à lui, est plutôt centre de gravité, pôle de convergence, noyau à partir de quoi toujours il irradie. Le sort de l’animal est rassemblement dans une totalité clôturée et circulaire ; celui de l'homme se décrit bien plutôt comme une expansion, un redoublement de ses sentiments par ceux d’autrui.

Tuer un animal, si on le fait avec toutes les précautions nécessaires, ne causerait donc aucun mal : ni celui de l’individu mis à mort, ni celui de ses congénères qui selon ce raisonnement ne sauraient souffrir de la disparition du sacrifié.

Deux prémisses doivent donc être interrogées : 1) l’animal n’a pas de projet pour lui-même. Lui ôter la vie, si on le fait de manière indolore, ne saurait donc l’affecter en rien ni lui porter préjudice si le seul présent de sa mise à mort n’est pas douloureux et 2) l’animal ne se relie pas aux autres individus.

Le point 2) est difficilement acceptable. La vie sociale animale est indubitable, en tout cas chez les animaux supérieurs qui composent pourtant une grande partie de notre assiette. La relation mère-enfant est à cet égard exemplaire.

Le point 1) l’est tout autant. Toute action, si minime soit-elle, implique délibération et choix des moyens adaptés. Quand bien même l’horizon de l’animal serait limité (le prochain repas, la prochaine nuit), l’existence même de cet horizon suppose le projet.

dimanche 24 octobre 2010

De la contemplation à l'action

Dans Les deux sources de la morale et de la religion, Bergson distingue entre deux types d’émotion : l’émotion infra-intellectuelle, et l’émotion supra-intellectuelle, distinction qui renvoie à celle du statique et du dynamique. Ainsi oppose-t-il la doctrine des stoïciens avec la morale chrétienne : les premiers se proclamèrent bien « citoyens du monde » mais échouèrent à entraîner l’humanité avec eux. Cet échec s’explique par le caractère infra-intellectuel de l’émotion stoïcienne : l’émotion suit l’idée au lieu d’en être la source. Au contraire, la morale chrétienne est selon Bergson une émotion supra-intellectuelle, dans la mesure où l’enthousiasme précède la doctrine. L’intelligence est débordée par en bas et non par en haut, et l’efficacité de l’idée qui s’insuffle dans toutes les âmes provient de la puissance de l’émotion qui en est l’origine : « Cette émotion, ne fût-ce que parce qu’elle est indéfiniment résoluble en idées, est plus qu’idée ; elle est supra-intellectuelle » (page 85). Il faut que l’émotion pousse l’intelligence en avant malgré les obstacles pour que la volonté puisse être entraînée. Aucune fin ne peut s’imposer de manière obligatoire en tant que simplement proposée par la raison, une idée ne peut demander catégoriquement sa réalisation : seule l’émotion génératrice d’idées est susceptible d’entraîner la volonté et de générer l’action. Le gouffre entre représentation et action ne peut être franchi que par la force d’une émotion précédant l’idée. L’émotion superficiellement amenée après-coup par la représentation est inerte, dépourvue d’autorité motivationnelle. Seule la représentation nourrie par une émotion qui la précède et la fonde, est en mesure de nous insuffler les mobiles de l’action. En somme, l’émotion infra-intellectuelle ne nous fournit que des motifs rationnels ; et l’émotion supra-intellectuelle nous offre les mobiles nécessaires à tout passage à l’acte. La raison détachée de l’émotion est statique ; l’émotion qui gouverne la raison est dynamique.

Il y a probablement une part de vérité dans cette argumentation bergsonienne, et il s’agit donc d’en prendre acte dans le projet de persuasion d’autrui que les défenseurs des animaux entreprennent. S’en tenir au seul plan de l’argumentation rationnelle est peut-être infécond, et il faudrait l’appuyer sur le tuteur qu'est l’appel aux émotions. Mais l’inverse est sans doute vrai, et il faut rendre raison de l’appel au pathos à l’aide du raisonnement. Il semble impossible de découvrir qui de l’émotion ou de la raison est premier dans l’initiative motivationnelle. Il faut alors d’adopter une méthodologie pluraliste qui prend en compte la singularité de ses interlocuteurs et toujours mêler raison et sentiment, logos et pathos. J’ai tendance à penser que l’émotion est la pièce-maîtresse du passage à l’acte, et que les idées rationnelles ne sont que secondes, d’un point de vue logique comme chronologique. Ce fut mon cas, et l’exemple, autour de moi, de nombreuses personnes très bien informées mais pourtant indifférentes me conforte dans cette idée.

mercredi 20 octobre 2010

L'éthique animale et la question de l'art

Le texte qui suit a son origine dans la lecture d’un article[1] de J.-B. Jeangène Vilmer, et constitue une suite d’interrogations et d’objections à l’argumentation qui y est menée. Je ne citerai pas le texte de Jeangène Vilmer lui-même afin de rester la plus générale possible, mais on peut s’y reporter pour disposer plus précisément de la source dont je suis partie. Ce que je vais écrire pourra paraître polémique, dans la mesure où je ne suis pas d’accord avec ce qui est dit (ou du moins avec ma lecture - peut-être fautive - de ce qui est dit) dans l’article de Jeangène Vilmer. Mon intention n’est cependant pas de me situer en porte-à-faux avec aucun des théoriciens de l’éthique animale (quelque différentes leurs positions soient-elles), puisque ce blog n’a aucune prétention philosophique systématique mais se propose seulement 1) de faire des comptes-rendus de lecture et 2) d’exposer quelques interrogations à leur sujet, qui ne présument nullement d’une rupture ou d’une défiance à l’égard de leur auteur, bien qu’elles supposent des divergences à la marge.

Dans cet article consacré à la question éthique de l’exploitation animale dans l’art contemporain, J.-B. Jeangène Vilmer, après avoir écarté le courant abolitionniste pour lequel le problème appelle une réponse univoque et sans appel (l’utilisation d’animaux quelle qu’elle soit est condamnée), consacre le corps de sa réflexion à la résolution d’un certain nombre d’interrogations qui s’ensuivent de l’acceptation du principe selon lequel l’art peut s’emparer (mais dans quelle mesure, et avec quels couvre-feux) de l’animal. Les conditions auxquelles semble parvenir l’auteur, dans une perspective utilitariste, ne regardent pas à l’œuvre en tant quelle, mais à ses conséquences : ainsi l’art est-il légitimé quoi qu’il fasse de l’animal dont il a fait son matériau, à condition que ses effets soient salutaires. Il en irait même d’un devoir de l’art que d’être libre, cette liberté ne supportant aucune entrave quelle qu’elle soit. Ainsi ne saurait-il être question d’imposer à la pratique artistique des limites éthiques a priori, et on ne pourrait condamner l’artiste qu’après coup, lorsque les conséquences de son œuvre sur la société pourront être justement évaluées.

Jeangène Vilmer prend l’exemple de la performance de l’artiste danois Marco Evaristti, pour laquelle les spectateurs-acteurs sont invités à appuyer ou non sur le bouton de dix mixeurs exposés, remplis d’eau et contenant chacun un poisson rouge. Jeangène Vilmer prend en compte à la fois

1) l’intention de l’artiste (cette intention étant supposée claire et objective – ce qui est en soi problématique, car cela revient à penser l’œuvre comme véhiculant un message, et non comme pure expérience esthétique indépendante de toute proposition que l’œuvre pourrait véhiculer), laquelle serait donc de mettre à l’épreuve le visiteur dans son choix délibératif (va-t-il ou non appuyer sur le bouton ? va-t-il s’accorder un droit de mort sur l’animal ?On pense tout de suite aux expériences célèbres dans lesquelles des participants sont invités à appuyer sur la manette délivrant des décharges de courant électrique dirigées vers leur binôme).

2) les conséquences de la disposition de l’œuvre sur l’espace commun, laquelle pourra (mais ce n’est qu’une éventualité) instituer un changement dans la conscience et la pratique collectives. Ainsi Jeangène Vilmer conclut-il en affirmant la fécondité de la provocation artistique pour l’éthique animale : si le citoyen est amené à remettre en question son rapport à l’animal, alors « le jeu en vaut la chandelle », et la liberté de l’art (condition pour qu’émerge ce type de performances qualifiées de fécondes) doit être défendue coûte que coûte.

A la lecture de cette argumentation, j’ai plusieurs remarques :

1. On peut penser que le sacrifice d’un individu au bénéfice d’un nombre exponentiel d’autres individus est un mal nécessaire dont les conséquences sont si salutaires qu’il en va jusqu’à changer de nature pour être un véritable bien. Ainsi Mill dans L’utilitarisme[2] souligne-t-il que le sacrifice de soi, non en tant qu’il serait à lui-même sa propre fin, mais qu'il se propose par ce renoncement même d’accroître la quantité de bonheur qui existe dans le monde, est un acte admirable. C'est pourquoi on peut penser que le sacrifice de quelques poissons rouges en tant qu’il est susceptible de mener la conversion de millions d’individus au végétarisme est vertueux. L’état si imparfait du monde qui est le nôtre semble légitimer que l’on sacrifie absolument son propre bonheur afin de servir le bonheur des autres. Mais il n’en va pas du tout de la même chose dans le cas de la performance artistique de Marco Evaristti : l’individu poisson rouge n’est nullement consentant, mais c'est l’artiste qui s’en empare et parle en son nom propre, s’accaparant un droit au sacrifice qui ne peut être que celui du poisson rouge, et non celui de son porte-parole (qui n’est ici que son tortionnaire). J’ai parlé du sacrifice animal dans un autre article, évoquant l’empathie d’un singe à l’égard de son compagnon de cellule, empathie allant jusqu’à se laisser mourir de faim pour ne pas faire souffrir l’autre : on est bien loin de ce cas de figure avec l’œuvre provocatrice du danois, puisque le poisson rouge loin de consentir à son sort le subit indubitablement.

2. Se placer du point de vue des conséquences seules me semble pernicieux. Certes, il est possible qu’une performance artistique fondée sur la mise à mort d’un animal ait des effets salutaires, qui sans justifier l’acte qui l’initie, en neutralise en quelque sorte les attributs condamnables (c'est le point de vue de l’expérimentation animale à finalité médicale, que je ne partage pas). Mais dans ce cas, doit-on aller jusqu’à encourager le meurtre d’humains en vue d’un plus grand bien ? Puisque le sacrifice du poisson rouge est susceptible de mener à l’arrêt ou au ralentissement de l’exploitation animale, doit-on permettre qu’un artiste mette en scène la mort réelle d’un humain afin que les hommes cessent de s’entretuer ?



[1] « Animaux dans l’art contemporain : la question éthique », Jeu. Revue de théâtre, 130, mars 2009, p. 40-47. Je n’ai pas eu accès à l’article tel qu’il est publié, mais à sa version officieuse mise à disposition par l’auteur sur son site jbjv.com. Toute citation n’est donc pas exacte.

[2] PUF, Paris, 1998, pages 47 et suivantes.


mercredi 13 octobre 2010

Une éthique du vivant ?

A ma connaissance, l’expression d’ « éthique végétale » n’existe pas. L’éthique environnementale s’intéresse aux espèces et aux écosystèmes tandis que l’éthique animale considère individuellement les animaux.

Quid d’une éthique qui serait le versant végétal de l’éthique animale, i.e. qui prendrait pour objet d’étude le végétal, non comme espèce, mais comme individu ? Ou plutôt, pourquoi n’existe-t-il pas d’éthique du vivant, qui, plutôt que de dresser une barrière entre les deux règnes végétal et animal, les considèrerait comme un tout continu, à l’intérieur duquel seraient valides des critères communs ? Il ne s’agit évidemment pas de contester les différences entre les êtres vivants, et il n’en va donc certainement pas d’une condamnation de la particularisation des éthiques (tout comme l’éthique qui prend pour objet l’homme n’est pas celle qui prend pour objet le grand singe : toute éthique se spécifie dès lors qu’elle s’applique à une individualité propre). Mais pourquoi ne pourrait-on pas réfléchir sur la possibilité d’une communauté de critères qui seraient adéquats à tous les vivants ?

Le problème s’enracine sans doute dans la difficulté à donner une définition de la vie même : polymorphe, donnant naissance à des êtres différenciés et originaux, elle semble ne pouvoir s’offrir à une telle entreprise. Pourtant, la différence entre le non-vivant et le vivant, si difficile soit-elle à appréhender, se donne comme une évidence : comme le montre Georges Canguilhem, « personne ne songerait à dire : le vivant n’existe pas, ou les vivants n’existent pas ». Dès lors, même si la question de l’identité du vivant demeure irrésolue, son urgence se manifeste dans le fait même de notre rencontre immédiate et renouvelée avec les vivants, que nous côtoyons par le fait même que nous vivons. Que les vivants ne se laissent pas ramener à une essence, que l’on ne puisse déduire une essence de la vie par condensation des caractères spécifiques des individus vivants est une chose. Mais que nous soyons par là dispensés de toute théorisation morale à leur égard en est une autre.

C'est cette dispense que conteste ce qu’on peut appeler le biocentrisme, qui se distingue 1) de l’anthropocentrisme (seuls les êtres humains sont objets de la responsabilité humaine), de 2) le pathocentrisme (seuls méritent notre considération morale les êtres qui souffrent). Le holisme radicalise encore le biocentrisme en balayant la dernière limite que ce dernier se donne. Avec le holisme, toutes les scissions disparaissent : humain/non-humain (anthropocentrisme), animaux sentants/végétaux non sentants (pathocentrisme, éthique animale), vivants/non-vivants. Tout ce qui existe, par le simple fait d’exister, mérite notre considération.

Le holisme est problématique dans la mesure où il me semble que c'est la notion même d’intérêt qui disparaît : si on peut dire d’un homme qu’il est doué d’intérêts (auxquels nous sommes allés jusqu’à conférer des droits correspondants), si on peut dire d’un animal qu’il a intérêt à ne pas souffrir, si on peut dire d’une plante qu’elle a intérêt à ne pas mourir, il semble absurde d’affirmer ou même d’imaginer qu’il en aille de l’intérêt de la pierre ou de l’intérêt de la goutte d’eau à être. La pierre et la goutte d’eau semblent absolument indifférents à eux-mêmes : s’ils n’ont pas de rapport à leur environnement, ils ne se rapportent pas plus à eux-mêmes. C'est pourquoi la constitution d’une éthique qui prenne en compte les non-vivants pour eux-mêmes me laisse dubitative. Que les non-vivants fassent partie intégrante de l’éthique est une chose ; qu’ils soient l’objet principal d’une éthique en est une autre. Dans le premier cas ils ne sont inclus qu’à titre de conditions et de moyens pour les réels objets de l’éthique en question : ainsi est-il essentiel de réfléchir à notre gestion des ressources naturelles (il en va de l’intérêt de l’homme), ainsi est-il primordial de mettre en question la raréfaction des zones marécageuses (il en va alors de l’intérêt des animaux qui en sont dépendants, et de l'intérêt à vivre des végétaux), etc. Mais dans le second cas, les non-vivants font partie de l’éthique, non pas à titre de moyens, mais en tant que fins : quelle sens une telle éthique peut-elle avoir ?

Je laisse donc de côté pour l’instant la question du holisme, pour me concentrer sur celle du biocentrisme. Les tenants de l’éthique animale, c'est-à-dire du pathocentrisme, choisissent de placer leur frontière en prenant pour critère celui de la souffrance : il n’y aurait en somme d’intérêt à vivre que parce qu’il y aurait d’abord un intérêt à ne pas souffrir. L’intérêt à vivre serait indissociable de l’intérêt à ne pas souffrir, et c'est pourquoi les végétaux qui ne sont pas des êtres sentants sont niés dans leur capacité au vouloir-vivre. C'est cette conclusion qui me semble intenable : le rapport à la vie, le fait d’être en vie nous est commun à tous, végétaux, animaux, humains. Les modalités de ce rapport sont différenciées, et il va de soi que nous ne vivons pas de la même manière, que nous soyons humain, cochon, bactérie ou tulipe. Mais n’avons-nous tous pas affaire à la vie ? L’anthropocentrisme a nié que l’animal ait un intérêt à vivre en raison de son incapacité raisonnable et langagière ; mais le pathocentrisme ne se rend-il pas coupable du même préjugé, ou devrais-je dire du même alibi, en contestant le vouloir-vivre du végétal en raison de son incapacité sensitive ? Ne peut-on pas penser l’intérêt en dehors de la sensibilité, de même qu’on a su le penser en dehors de la rationalité ? L’intérêt n’est-il pas consubstantiel à la vie ?

Tout le problème, pour justifier cette thèse que je n’ai fait qu’esquisser ici et qui demeure infondée, serait de théoriser ce que peut bien vouloir signifier qu’un intérêt auquel ne prenne pas part la sensibilité, et donc un certain degré de conscience. Je pense toutefois, en tout cas je crois que la question se pose, qu’il y a une analogie possible – et donc une continuité parfaite – entre la mise à mort d’un animal et le fait de cueillir une fleur. L’échelle de degrés qui les sépare est immense, il ne saurait être question de le nier : mais la comparaison, bien que l’ordre de grandeur soit très différent, n’est-elle pas possible ?

samedi 9 octobre 2010

Le sujet de la souffrance

Quand j’étais encore élève au lycée, notre professeur de philosophie, au demeurant excellent, avait prononcé une phrase qui m’a marquée longtemps, et qui est sans doute l’un des obstacles impénétrables qui m’a le plus ralentie voire arrêtée sur la route de mon questionnement sur l’animal. Cette phrase était la suivante : « l’animal ne souffre pas, ça souffre en lui ». Autrement dit, il n’y aurait pas de sujet de la souffrance, mais cette dernière serait comme suspendue dans l’espace-temps sans être accrochée, incarnée dans un point spatio-temporel qui serait cet animal en cet instant-là. Cette thèse, assenée avec force conviction, m’avait semblé tout à fait recevable : bien plus, c'était la réponse, celle qui anéantissait tout questionnement, celle qui mettait le point final au problème avant même qu’il ne soit réellement posé. J’étais dès lors vaccinée et l’indolence intellectuelle et morale a duré longtemps avant que je ne sois saisie par l’inanité de cette thèse et son caractère proprement scandaleux.

L’indolence et le sentiment de sécurité n’étaient toutefois pas parfaits mais des failles le fissuraient ça et là, puisque des piqûres de rappel s’avéraient nécessaires et que j’avais besoin de me répéter cette petite phrase à chaque fois que je tuais ou torturais un animal. Alors que je brandissais ma bombe d’insecticide et en répandais le contenu sur l’objet de ma terreur (les cafards réunionnais relèvent du sublime kantien), contemplant avec dégoût et gêne la très lente agonie de ma proie, l’argument du « ca souffre en lui » trottait dans ma tête et m’aidait à soutenir le triste spectacle (qui s’apparente à une fuite vers la mort, dont on sait qu’on ne réchappera pas : le cafard est pris de convulsions et se meut de tous côtés, essayant de parer à l’ennemi qui le saillit de toutes parts, avant de s’immobiliser peu à peu, et de s’éteindre après un très long combat dont l’issue est connue d’avance).

Dans l’Emile, Rousseau participe à cette négation de l’animal souffrant en interdisant à l’imagination de se mettre à sa place : finalement, on peut dire que l’animal n’a pas de place, c'est-à-dire que s’il existe dans un lieu et un temps propres, cette existence, en tant qu’elle n’est pas celle d’un sujet, ne s’implante dans cette dimension spatio-temporelle que pour nous. En un sens, nous nous rendons coupables d'anthropomorphisme envers l'animal lorsque nous lui assignons une place. L’animal a un rang, mais il n’a pas de place. Il se situe dans la hiérarchie des êtres, mais lui-même n’a de rapport à rien. Nous n’avons donc pas à avoir pitié de lui.

C'est un véritable renversement qui a lieu chez Rousseau entre le Second Discours, qui accorde une place à la souffrance de l’animal, et l’Emile qui va presque jusqu’à la nier. Ce renversement est l’œuvre d’une révolution dans la théorie de la pitié rousseauiste. Rappelons-là rapidement. Dans le Second Discours comme dans l’Emile, la pitié se définit comme une identification avec l’être souffrant. Mais le principe de cette identification n’est plus le même d’un ouvrage à l’autre : tandis que c'est l’imitation des signes de la souffrance chez l’autre être qui fonde la pitié dans le Second Discours, c'est dorénavant avec l’Emile, non plus l’incorporation physiologique des signes de la souffrance, mais bien l’imagination qui est au principe de la pitié. Avoir pitié, c'est bien imaginer que l’autre être qui imagine lui aussi, redouble par là sa souffrance. En somme, la pitié repose sur deux imaginaires : non seulement mon imaginaire, par lequel j’imagine que l’autre souffre puisque je vois qu’il crie, pleure, se débat ; mais bien plus, son imaginaire, l’imaginaire de l’autre être qui redouble sa propre souffrance en raison de cette possibilité de s’étendre dans un autre temps et un autre lieu (il y a chez Rousseau une distinction entre la simple douleur qui ne s’étend pas dans le temps mais n’a rapport qu’à son propre présent, et la souffrance morale qui a une extension beaucoup plus grande, se fondant sur l’identité du sujet, sur l'idée et le sentiment de sa permanence, de sa durée à travers le temps).

Rousseau disqualifie donc la pitié pour l’animal : ce dernier n’imaginant rien, non seulement ne peut-il pas avoir pitié d’un autre être, mais encore et surtout ne souffre-t-il pas lui-même. Je radicalise la thèse de Rousseau qui bien entendu ne va pas jusqu’à méconnaître la douleur animale – bien au contraire -, mais qui subrepticement, empêche que nous nous mettions à sa place, et donc met entre parenthèses tous les devoirs que nous pourrions avoir à son égard. Dans le Second Discours se trouvent de grands développements sur la pitié que peut éprouver l’animal pour ses semblables (le cheval notamment), et est annoncé l’argument benthamien de la sensibilité animale (la sensibilité étant ce qu’il y a de commun entre l’humain et l’animal non humain). L’Emile semble contester ces deux conclusions : la pitié animale est déconsidérée (seul l’être humain peut vraiment avoir pitié) et la pitié pour l’animal est condamnée (seul l’être humain mérite qu’on ait pitié pour lui). En somme, l’animal n’est plus, ni objet, ni sujet de la pitié.